Se transformer pour transformer l’entreprise, est-ce nécessaire? Comment ne pas se perdre en chemin?
- alice langlet
- 26 août 2022
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 août 2022
L’entreprise en tant que système nous renvoie une image de nous-même qui nous amène à évoluer. Dans ce jeu de reflets multiples, la mise en abyme semble sans fin. Qu’en est-il vraiment ? S’agit-il d’un fond sans tain qui viendrait toucher sans limite le regard que nous portons sur nous-même ? Quelles seraient les limites à ne pas franchir pour respecter l’intimité et l’intégrité de nos individualités ?
Ouvrons le débat avec Isabelle Garcia, ancienne Directrice du Commerce d’Aramisauto et ancienne collègue chez SNCF pendant 13 ans. Nous avons échangé sur la vision systémique des organisations et la place de l’individu dans ces collectifs en mouvement permanent. Une caractéristique qui ne serait pas propre à toutes les entreprises et qui nécessiterait la présence d’un mix d’activités très variées selon l’expérience d’Isabelle, également administratrice indépendante d’entreprises.
👉🏻 Quand nous nous retrouvons face à la vue d’ensemble d’un système énorme, comment ne pas se sentir submergé par l’ampleur des transformations à entreprendre ?
👉🏻 En quoi l’amélioration est-elle infinie et commence-t-elle chez soi ? … ou pas ?
Isabelle, quels sont les points que tu as travaillés et qui te semblent utiles pour accompagner une transformation d’organisation ?
« L’un des plus gros travaux que j’ai menés porte sur ma matrice d’évaluation de mon environnement et mes processus de décision. Je viens d’un milieu modeste, multiculturel avec un père espagnol et une mère française, dans un environnement social de banlieue qui m’a donné un cadre relativement restreint. J’ai senti que j’avais la capacité de faire plus et je me suis challengée pour faire des études. Mon premier choc a été en classes préparatoires d’être confrontée à des gens d’autres milieux sociaux (pas les mêmes moyens, pas le même accompagnement scolaire en dehors des cours, pas les mêmes codes par l’habillement, le langage, les fréquentations et autres habitudes sociales). J’ai vite compris qu’il était nécessaire de me transformer afin de ne pas me faire rejeter par le système à cause de ces différences sociales.
Arrivée à l’école des Mines, je devais être la seule étudiante boursière de ma promotion. Ensuite, j’ai commencé à travailler en Afrique du Sud sur un projet de construction de RER pour la coupe du monde de football. Sur ce projet multi-activités et multiculturel, manager une équipe à 22 ans était un défi de taille qui a forgé mon humilité. Je me suis dit que ma grille de lecture et d’évaluation / mon schéma de valeur n’était peut-être pas le seul, l’unique, le meilleur, ni celui avec lequel je devais lire le monde.
Ensuite, je suis partie en Argentine où j’ai travaillé 3 ans dans une ambassade, un environnement très confortable qui tranchait avec l’orphelinat dans lequel j’allais travailler chaque week-end et où j’ai vu des situations impensables pour une jeune femme européenne.
Tout ce cheminement personnel m’a permis de me rendre compte que si je m’arrêtais au premier schéma que l’on m’a inculqué, alors je jugeais tout le monde et je risquais de m’auto-exclure et de me censurer de plein de connaissances, d’apprentissages, d’expériences. Alors que si je décidais à chaque fois de rester ouverte comme une éponge, alors j’absorbais les réflexions des autres pour percuter mon modèle. Lorsque je commence à avoir des certitudes, cela m’alerte. Je suis attentive à mes intuitions, j’adore les conduire jusqu’à ce qu’elles deviennent des convictions, mais à partir du moment où ça devient des certitudes, alors j’ai envie de rebattre les cartes.
Cette agilité mentale que j’ai acquise au fil des expériences m’a permis de venir systématiquement remettre en cause mes croyances. En écoutant les clients, les collaborateurs, j’identifie les écarts avec les modes de fonctionnement de nos organisations et c’est ce qui motive à faire bouger les systèmes dans lesquels j’évolue. »
En quoi cela aurait-il été différent si tu n'avais pas commencé par un travail sur toi ?
« Je me demande si l’on peut vraiment mettre en mouvement une organisation sans avoir déjà commencé par soi-même ? Est-ce que j’aurais eu des résultats si j’avais été stoïque ? Je pense que l’on ne peut pas amener une forme d’agilité en entreprise si l’on n’est pas soi-même agile. Le risque serait d’entrer alors dans un style de management directif avec une posture de sachant qui s’impose aux autres. Je pense que ce mode de pensée que j’ai développé me permet d’aborder avec empathie et adaptabilité mes clients, mes collaborateurs.
Quand j’ai travaillé sur le projet Bonaly (la réponse de la SNCF au premier appel d'offres ferroviaires en France. La réponse était une refonte totale du modèle de train classique, un peu à l'image de OUIGO pour TGV INOUI, tout en respectant les exigences du cahier des charges du Ministère des Transports dirigé par E. Borne à ce moment-là), je me suis rendue compte à quel point ce projet de transformation nous a nous-mêmes transformés, moi et mes collaborateurs.
Au démarrage, nous étions 12 cheminots et à la fin, nous étions 12 startuppers - entrepreneurs, car nous avons osé remettre en cause un modèle qui nous avait été inculqué depuis des années tout en conservant la bienveillance et les marqueurs forts et positifs de ce modèle SNCF. Cette adaptabilité est aujourd’hui indispensable pour les entreprises et leurs collaborateurs pour transformer l’organisation sans revenir au point de départ. Il s’agit d’un voyage initiatique où chaque projet est une étape pour laquelle le retour en marche arrière n’est pas envisageable.
Pour moi, se transformer avant de vouloir transformer les organisations est indispensable car je considère la fonction de manager comme être un importateur d’emmerdes et un exportateur d’enthousiasmes. C’est impossible d’importer les problèmes des autres si l’on ne voit pas qu’il s’agit de problèmes, que l’on n’a pas la capacité de les accueillir comme tels. Il est nécessaire d’apprendre à entendre dans le ton de la voix des autres quand ils sont en souffrance. J’ai une capacité à simplifier les concepts et situations complexes qui fait que je ne vois pas toujours où sont les problèmes, mais dans l’échange avec les autres, je me rends compte, par les signaux qu’ils m’envoient, que je ferai erreur à poursuivre. Alors j’écoute mon intuition et j’intègre les difficultés pour renvoyer dans mes messages une forme d’énergie positive et leur montrer que nous allons travailler ensemble sur le sujet exposé. En ce sens, je pense qu’on ne peut pas répondre à cette définition du management si l’on n’a pas mené ce travail sur soi : « importateur d’emmerdes, exportateur d’enthousiasmes ».
J’entends que selon toi, le manager est là pour apporter une forme de sécurité psychologique en accueillant et en prenant en compte les problèmes formulés par ses collaborateurs, est-ce bien cela ?
« C’est correct, le premier point est de se dire : je ne juge pas, j’acte le fait que tu as une difficulté, un irritant, une souffrance, une émotion particulière, je ne sais pas forcément comment la gérer tout de suite, mais je suis là pour l’écouter et voir avec toi ce qu’on en fait. Avant de faire du business, je me considère comme « câlino-thérapeute », je ne manage pas par les résultats, je regarde surtout si j’ai donné les moyens à mes équipes d’atteindre leurs objectifs. En tant qu'ancienne directrice des ventes, je manage les conditions de réussite et je m’assure tous les matins que mes équipes sont en place, qu’elles vont bien, que nous ayons les bonnes opérations commerciales au bon endroit et … in fine, les ventes se feront. Le cas échéant je pense qu’à terme les collaborateurs lâchent prise. Prendre soin de ses équipes me semble être la base. »
Quelles sont les limites de cette logique de transformation de l’individu pour transformer le système ?
« Tout ce sur quoi nous venons d’échanger est très égocentré. C’est une transformation individuelle et personnelle. Or l’entreprise est avant tout de l’affectio societatis. Ce sont des hommes qui se rassemblent avec un but commun. Passer son temps à se regarder le nombril avec son propre voyage initiatique mène à faire diverger les intérêts individuels des intérêts communs. L’entreprise est pour moi un objet social avant tout. Faire corps social, faire société est nécessaire. L’administrateur garantit l’affectio societatis. Il n’est pas là pour garantir l’intérêt des actionnaires, ni des clients, ni des collaborateurs, mais pour maintenir cet intérêt commun et général à rester ensemble fédérés autour de la mission globale de l’entreprise, sa raison d’être. »
A l’heure où le développement personnel s’invite dans nos vies professionnelles avec la quête inépuisable de découvrir une « meilleure version de nous-même », doit-on absolument chercher à se transformer professionnellement ?
« Les buts ne sont pas toujours explicités. A court terme, ces démarches de développement permettent de se sentir mieux, mais à terme, ces développements permettent de contribuer à un projet plus grand qui nous dépasse. Souvent ce but à long terme est oublié ou négligé.
Je cherche toujours à participer à quelque chose de plus grand que moi qui me dépasse. La SNCF est un super terrain de jeu pour cela, c’est l’une des entreprises qui offre aujourd’hui une telle vision systémique où l’on sait d’entrée de jeu que l’on ne maîtrisera jamais tout de bout en bout dans un projet. Aujourd’hui, je gère beaucoup d’équipes et je vois à quel point l’individu a un impact sur le système dans lequel il agit. Le développement personnel ne vaut que pour contribuer à quelque chose de plus grand, un projet commun autour duquel nous nous réunissons. »
Quels seraient les garde-fous pour éviter de tomber dans un rapport sectaire, voire intégriste à l'organisation ?
« Par le passé, j’ai pu être l’exemple parfait de l’agitateur de service qui se fait expulser du système qu’il a lui-même agité, comme dans une centrifugeuse. Dans les premiers temps, je ne me rendais pas forcément compte que je m’excluais moi-même du système que je voulais transformer. Certains aspects de ma personnalité peuvent être perçus comme rebelles ou grande-gueule. Certes ça permet de pousser le système, mais ça peut également à un moment me corneriser, me desservir et desservir le propos que je sers. Au fur et à mesure, je m’en suis rendue compte et j’ai eu la chance d’avoir des managers et des mentors qui m’en ont fait prendre conscience. J’en ai conclu que pour pouvoir transformer le système, il est nécessaire d’être dedans et d’y adhérer, il faut lutter dans le système et pas contre lui. Le dénigrer ne sert à rien, faire corps avec est indispensable. Par exemple, sur un dernier projet que j’ai mené à la SNCF pour l’appel d’offres des lignes Intercités Bordeaux-Nantes et Nantes-Lyon, il y a toujours un moment où la phase de convergence est nécessaire et ou quelqu’un arrive avec une idée nouvelle. A ce moment-là, il est indispensable d’expliquer que des choix ont été faits, des partis ont été pris collectivement et qu’il est temps de se concentrer sur leur développement. Il n’est pas possible d’avoir une position intermédiaire et de rouvrir le débat. »
J’entends qu’il y aurait deux temps dans les transformations participatives des organisations. Une phase d’émergence des idées où les individualités peuvent pleinement s’exprimer pour faire évoluer, voire remettre en cause le système. Puis, un temps pour converger, où finalement l’individu n’a plus d’autre possibilité que de se retrancher derrière le projet commun avec les choix réalisés à la fin de l’étape précédente. Est-ce bien cela ?
« Oui, dans les méthodes d’Excellence Opérationnelle avec le PDCA (roue de deming), comme dans les modèles de créativité (design thinking), il y a ces deux temps de convergence et de divergence. Il y a forcément un moment où l’on passe à la phase de test et où chaque changement doit être fait un à un, faute de quoi on ne peut pas mesurer leur impact sur le système. L’amélioration continue, c’est plein de petits pas, sauter 4 marches d’un coup est le meilleur moyen de se rater, ne pas avoir la capacité de mesurer l’impact de ses actions, ni de savoir quel a été le point stratégique du changement. Dans la transformation, il y a forcément un moment où l’individu doit faire corps avec la décision collective au risque de mettre le système en échec. »
Comment garder ses collaborateurs engagés et motivés alors que leurs idées n’ont pas forcément été retenues ? Notamment dans la phase de concrétisation du projet dans laquelle ils deviendront des ressources pour exécuter les décisions qui ne sont pas les leurs?
« Je pense que c’est le rôle du manager dans cette phase de devenir un fédérateur et un exportateur d’enthousiasme. C’est un moment crucial pour donner de l’énergie, donner du sens, montrer que l’on termine une phase de développement et qu’une autre étape viendra ensuite pour atteindre une cible à plus long terme. Cette marche s’inscrit dans une trajectoire et peut-être que cette phase de convergence est juste une étape, un pas supplémentaire vers un projet plus grand. Il y a certains profils dans les équipes qui peuvent avoir peur des projets qui semblent trop gros, d’ailleurs en Excellence Opérationnelle, découper les problèmes pour les mettre dans une taille acceptable pour l’esprit humain, accessible et dont l’impact du changement est mesurable est indispensable. En revanche, pour ceux qui ont besoin d’avoir une vision systémique ou de rêve, il est important de rappeler que la cible se situe ailleurs et qu’elle est plus haute. »
Qu'aimerais tu transmettre à une personne qui a envie de faire bouger les lignes dans son organisation mais qui se sent dans une forme d'impuissance, parce qu'elle se rend compte qu'elle participe également à la dynamique qui ne lui convient pas ?
« Finalement tout ça repose sur deux choses :
📍 Une forme de lâcher prise à l’échelle individuelle – j’ai compris que moi-même, je serai transformée par les systèmes auxquels je contribue. D’avance, je ne sais pas où les collectifs m’emmèneront, mais je prends le pari de contribuer à quelque chose qui fera sens pour moi. Résister à cette transformation ne serait pas positif pour moi à long terme. Ma clé est de me dire que j’accepte de ne pas tout comprendre tout de suite.
📍Les interactions entre les humains.
Je dirais donc 1/ Lâche (pour pouvoir franchir la première marche) 2/ Profite car ces interactions humaines riches te donneront accès à des expériences, des modes de pensées, des connaissances que tu ne pourrais pas acquérir autrement. La transformation d’entreprise est avant tout une entreprise humaine ».
🐛💡🦋Dans cette aventure de transformation, l’animal-totem choisi par Isabelle Garcia est la chrysalide du papillon. Etape intermédiaire indispensable pour passer de la chenille au papillon, elle connaît de nombreux changements intérieurs qui lui permettront d’appréhender différemment le monde extérieur.

Que nous apprend la chrysalide du papillon ?
🐛 Entre-deux : la chrysalide représente un stade intermédiaire de la transformation. Elle nécessite d’avoir engrangé suffisamment de nourriture, puis d’accepter une phase de repli sur soi. Cette nourriture vous sera fournie par votre environnement. Quelles sont les relations qui vous nourrissent ? Fréquentez-vous des personnes du même avis que vous ? Ou avez-vous le réflexe de vous frotter à d’autres avis … quitte à encourir le risque de croiser les idées piquantes et urticantes de la chenille processionnaire ?
Confronté à ces allergènes, avez-vous plutôt tendance à rejeter les points de vue différents ? Ou à vous en nourrir et à prendre un temps d’introspection pour enrichir vos schémas de pensée ?
🐛 Emergence : dans cette phase de chaos total, toutes les cellules imaginales se regroupent au service d’un projet commun ; celui de faire émerger des fonctionnalités nouvelles propres au papillon. La transformation ne peut venir que de l’intérieur, c’est un besoin vital qui se fait sentir par une situation d’inconfort nécessitant la destruction et la décomposition totale de l’existant. Quelle est la part d’individualité que vous êtes prêt à lâcher et dont vous accepteriez la destruction pour permettre l’acquisition de nouvelles compétences au profit d’un renouveau dans votre collectif ?
🐛 Fantastique : passer de la terre à l’air et changer totalement de milieu peut paraitre une transformation improbable, c’est pourtant le défi de la chrysalide. C’est en partant de quasiment rien, ou plutôt de ce qui pourrait paraître à première vue banal qu’elle arrive à des résultats hors de pensée. Quels sont les rêves les plus fous que vous n’oseriez imaginer ? Comment pourriez-vous rassembler vos cellules imaginales et quel chaos intérieur seriez-vous prêt à risquer pour faire de ce rêve une réalité ?
🦋 Quand le papillon se retourne sur son passé, il n’a pas de jugement à porter sur sa phase de chenille. Le passé n’est ni bien ni mal, il est. Alors le papillon sort de la chrysalide devenue désormais obsolète et il se connecte différemment au monde réel. Il a acquis de nouvelles compétences, celles de s’envoler, de voir le monde avec plus de hauteur et de virevolter à travers les courants d’air parfois tumultueux du monde du travail.
🙏 Isabelle, un mot pour la fin ?
« Je me dis souvent que les seules transformations que je ne mènerai pas sur moi et ce qui me sert de garde-fou sont mes capacités à m’émerveiller, à m’indigner et à m’enthousiasmer.
Le jour où face à une situation, je sentirai que ces thermomètres ne fonctionnent plus, si rien ne s’active en matière d’émerveillement, d’indignation et d’enthousiasme, alors je me dirais que je suis allée trop loin dans ma transformation.
Au quotidien, en ce moment nous avons tous parfois du mal à nous émerveiller et nous enthousiasmer et je pense que c’est pourtant propre à la nature humaine. Se transformer pour transformer l’entreprise, oui, tout en gardant ce triptyque comme les trois pieds d’un tabouret qui vient stabiliser l’être humain ». 🐛💡🦋
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💡 Pour en savoir plus sur sa vision du management et de l'administration des entreprises, n'hésitez pas à contacter Isabelle Garcia via Linkedin.
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