Pourquoi certains Blacks Belts sont-ils autant enjouĂ©s par le lean management ? đ
- alice langlet
- 22 juil. 2022
- 8 min de lecture
DerniĂšre mise Ă jour : 23 juil. 2022
đ Regards croisĂ©s avec Martine Lacaille, Doctorante en sociologie clinique Ă lâUniversitĂ© de Paris, sur le rapport subjectif des blacks belts au lean management.
đ Les blacks belts sont-ils des apĂŽtres du Lean Management ? Dans quelle mesure le lean peut-il devenir une religion ? Quels seraient les signes dâune forme dâintĂ©grisme en lean management dans nos entreprises ? Autant de questions que nous allons aborder dans cet article, sous forme de pause « mĂ©ta » en ce qui me concerne.
đ Quâest-ce que le lean management pour vous, en tant que sociologue ?
« Jâai entendu deux termes :
đ§ le premier est le « lean », que je comprends comme la recherche permanente dâamĂ©lioration continue, par petits pas pour amĂ©liorer les rĂ©sultats de production.
đ§ le second est le « six sigma » qui se rapproche de la qualitĂ© pour limiter la variabilitĂ© de la production, mais aussi pour rĂ©aliser une percĂ©e dans le processus de production aux fins de lâamĂ©liorer plus rapidement quâen utilisant le lean seul.
Le « Lean » vient du Japon, tandis que le « Six Sigma » vient des Etats-unis. Pour la chercheuse que je suis, je me suis demandé pourquoi ces deux méthodes qui, a priori, ne semblent pas aller ensemble ont été associées ?
đ Les tĂ©moignages que jâai recueillis faisaient rĂ©fĂ©rence Ă une « pensĂ©e lean », sorte de philosophie et dâĂ©tats dâesprit, alors que ce nâest pas le cas pour le six sigma qui est une approche statistique. Elle apporterait une forme de prĂ©cision et nâest dâailleurs pas utilisĂ©e par tous les blacks belts. »
đ Que signifie pour vous le terme de « black belt » ?
« Black belt est pour moi un terme gĂ©nĂ©rique qui regroupe Black Belt, Green Belt ou autres niveaux de formation au lean management et au six sigma, avec ou sans certification. Je lâutilise dans un souci de simplification, mĂȘme si je suis consciente des diffĂ©rents niveaux de certification. Ce sont des personnes occupĂ©es Ă plein temps de leur activitĂ© professionnelle au dĂ©ploiement du lean management. Dans le cadre de mon mĂ©moire de master et de ma thĂšse en cours, jâai interrogĂ© une quarantaine de professionnels qui pratiquent le lean management Ă 100% de leur temps de travail. »
đ Qui sont ces blacks belts ? Que recherchent-ils ?
« Devenir black belt ne serait pas le fruit du hasard. đ A noter, sur la quarantaine de personnes interviewĂ©es, ce sont des personnes de diffĂ©rents secteurs dâactivitĂ©s, diffĂ©rentes origines sociales, de tous Ăąges, de tous niveaux dâanciennetĂ© et de hiĂ©rarchie dans leurs entreprises respectives. Aujourdâhui, jâai rencontrĂ© davantage dâhommes que de femmes et ce serait reprĂ©sentatif de ce mĂ©tier, dâaprĂšs les Ă©tudes que jâai menĂ©es. Jâai entendu un discours assez homogĂšne sur le lean management, quand bien mĂȘme les niveaux de formation-certification Ă©taient diffĂ©rents.
Parmi les initiĂ©s au lean management, jâai identifiĂ© 3 types de profils : les croyants, les carriĂ©ristes et les lucides.
đ Les croyants vivent le lean management comme une religion. Ils y associent une forme de sacralitĂ© qui se retrouve dans leur façon dâen parler et de le vivre comme une mission. Ils sont trĂšs attachĂ©s Ă la pensĂ©e, Ă lâhumain, aux messages et valeurs portĂ©s par le lean management. Dans ce schĂ©ma de pensĂ©e, la place du manager comme leader est cruciale. Cela nĂ©cessite quâil soit correctement formĂ© au lean pour guider ses Ă©quipes dans cette quĂȘte de rĂ©ussite du projet. Les croyants du lean ont la particularitĂ© de vivre cette pratique au-delĂ de leur travail et Ă un niveau de plaisir qui dĂ©passe la simple satisfaction professionnelle. Jâai constatĂ© quâils vont jusquâĂ dĂ©velopper des activitĂ©s professionnelles ou personnelles, en dehors de leur job actuel, autour du lean. Par exemple, ils crĂ©ent des associations, des sociĂ©tĂ©s en complĂ©ment de leur activitĂ© de salariĂ©. Ils dĂ©clinent Ă©galement la « pensĂ©e lean » et appliquent les outils dans leur propre logement (ex : un 5S dans la chambre des enfants). Chez ces croyants, le lean est bien plus quâun mode de management dâune entreprise, mais un schĂ©ma de pensĂ©e universelle qui sâapplique partout, pour tout. Ils y voient une façon de sâorganiser, de vivre leur vie. Ils vivent le lean comme une forme dâĂ©veil qui devient « LA » solution. Professionnellement, ils sont convaincus que ce mode de management est au service dâune quĂȘte du bien commun, dâune satisfaction de tous au travail. En ce sens, ils sont des apĂŽtres du lean et Ă©vangĂ©lisent autour dâeux Ă ces pratiques managĂ©riales. Il ne sâagit pas, selon eux, dâune bataille de croisĂ©s, mais dâune Ă©vangĂ©lisation douce quâils perçoivent comme positive et utile.
đ Les carriĂ©ristes sont minimes. Jâen ai rencontrĂ© peu et principalement dans des cabinets de conseil. La posture de black belt permet, dans un cabinet de conseil, de passer au statut de consultant-formateur. Par ailleurs, le fait dâĂȘtre dans un mĂ©tier dynamique (le principe dâamĂ©lioration continue) qui permet de changer de sujet rĂ©guliĂšrement (mĂ©thodologie applicable Ă toute activitĂ© professionnelle) apporterait Ă©galement cet avancement. Contrairement aux croyants, les carriĂ©ristes sont dans une logique plus « Ă©goĂŻste », car ils y recherchent leurs propres intĂ©rĂȘts avant tout. Attention toutefois, ce constat est basĂ© sur des entretiens menĂ©s dans le cadre de ma recherche, et tous les consultants lean ne sont pas dans cette quĂȘte, loin de lĂ .
đ Les lucides, (mĂȘme si le terme nâest pas totalement exact car il impliquerait que les autres ne le sont pas) sont ceux qui reconnaissent les vertus du lean management tout en ayant conscience quâil sâagit avant tout dâun outil de management en entreprise, pour faire gagner de lâargent Ă leur sociĂ©tĂ© et Ă©ventuellement aux salariĂ©s qui la composent. Ils tĂ©moignent dâun certain recul et sont capables de critiquer le systĂšme dans lequel ils opĂšrent en sâexprimant librement sur les bons comme les mauvais cĂŽtĂ©s de ces pratiques. »
đ Quels sont les points communs qui caractĂ©risent ces diffĂ©rents profils ?
đ§ « Energie : le lean management semble demander beaucoup dâĂ©nergie pour ĂȘtre mis en Ćuvre. Souvent jâai entendu parler de « bon sens », si câĂ©tait juste cela, je pense que ça se ferait tout seul et je constate que le lean demande beaucoup dâĂ©nergie Ă ceux qui y travaillent. Câest du changement, de la « conversion » Ă des Ă©tats dâesprit et cela demande donc beaucoup dâĂ©nergie et dâefforts.
đ§ Foi : jâai vu des personnes qui croyaient profondĂ©ment dans ces mĂ©thodes et qui avaient une forme de foi pour aller se confronter Ă une sorte de lutte avec une hiĂ©rarchie parfois installĂ©e dans des modes de fonctionnement et Ă lâenvie de non-changement des collaborateurs. A ce titre, le changement quâinduit le lean, amenĂ© comme du bon sens, semble contre-nature pour le salariĂ© ou le hiĂ©rarchique non-initiĂ©. DĂšs cet instant, des rĂ©sistances peuvent apparaitre et lâĂ©nergie Ă dĂ©ployer pour embarquer les autres demande une certaine dose de confiance, de foi et une grande soliditĂ©.
đ§ Emancipation : Ă©tant donnĂ© que câest un mĂ©tier transverse, les blacks belts rencontrĂ©s tĂ©moignaient dâune Ă©mancipation personnelle par rapport au systĂšme dont ils font partie. Le lean six sigma apporterait cette Ă©mancipation par rapport Ă certains dĂ©terminismes sociaux, il ajouterait un plus Ă la carriĂšre et permettrait de sortir des schĂ©mas sociaux préétablis comme la classe sociale, par exemple. En effet, la position de black belt peut donner accĂšs Ă certaines personnes que ces salariĂ©s nâĂ©taient pas vouĂ©s Ă cĂŽtoyer au dĂ©part.
đ§ Engagement : Selon les Black Belts rencontrĂ©s, un bon black belt passe beaucoup de temps sur le terrain, il est capable dâĂ©changer avec toutes sortes de personnes quelles que soient leurs positions dans la hiĂ©rarchie ou leurs niveaux dâexpertises. Convaincre, former, rĂ©pĂ©ter, expliquer, impliquer tous les niveaux de lâentreprise demande Ă mon sens, un fort engagement. De facto, la mĂ©thode du lean management rebat les cartes des codes sociaux hiĂ©rarchiques installĂ©s et peut dĂ©ranger. Le black belt peut obtenir des rĂ©actions de sidĂ©ration, de fuite ou dâattaque de la part de ceux qui se sentent remis en cause ou qui nâont pas envie de changer tout simplement.
đ§ Adaptation permanente : Ă chaque nouveau chantier, le black belt est en adaptation constante Ă son environnement, aux dĂ©fis quâil/elle rencontre avec le souci de rĂ©aliser une amĂ©lioration au profit de lâentreprise et/ou aux salariĂ©s. En ce sens, ils sâinscrivent parfaitement dans le nĂ©o-libĂ©ralisme actuel avec une approche individuelle de progression de soi constante. Je nâai pas rencontrĂ© de black belt qui mâait dit « câest bon, je suis certifiĂ©, ça sâarrĂȘte là » ! La volontĂ© dâapprendre et de sâamĂ©liorer est permanente, pour sâamĂ©liorer soi et en faire profiter le systĂšme dans lequel il/elle Ă©volue. »
đ Si le lean management peut ĂȘtre vĂ©cu comme une religion, oĂč se situerait lâintĂ©grisme ?
Il doit y avoir des black belts qui font leur mĂ©tier de maniĂšre brutale. đŁđ„ đ± De ce que jâen ai vu, si lâon ne prend pas en considĂ©ration les gens qui travaillent dans lâentreprise, cela donne certes des rĂ©sultats efficaces, mais ponctuels. Je ne sais pas aujourdâhui sâil y a un intĂ©grisme du lean, je nâai pas rencontrĂ© ce type de profil. Jâai rencontrĂ© des personnes extrĂȘmement convaincues, pour qui le lean prend une place majeure dans leur vie et toute action est dirigĂ©e avec une intention « dâĂȘtre lean ». La remise en cause du lean donne lieu chez certains Ă des blocages, des points de crispation, aucune critique nâest possible. Jâai rencontrĂ© des personnes chez qui le lean devient « LA » solution Ă tout. Je ne sais pas dire aujourdâhui Ă partir de quand le lean devient une forme dâintĂ©grisme au sens quâil dĂ©termine toute la vie de la personne. Le lean nĂ©cessite beaucoup dâĂ©change et de force de conviction, le point de bascule pourrait se trouver au moment oĂč lâon ne cherche plus Ă ĂȘtre dans lâĂ©change, mais dans un rapport de force pour prendre le pouvoir ou tout simplement faire faire avec autoritarisme. đ€Źâ DĂšs que lâon sort dâun but commun dâentreprise, que lâon tombe dans la facilitĂ© dâimposer un mode de fonctionnement, une façon dâexĂ©cuter un processus, le point de non-retour est franchi. đĄ De ce que jâai observĂ©, un garde-fou pourrait ĂȘtre de travailler en Ă©quipe.
Dans ce tĂ©moignage, lâanimal totem choisi par Martine Lacaille pour reprĂ©senter le black belt convaincu et lucide est le castor. Non, tous les black belts nâont pas les dents qui rayent le parquet⊠le castor est avant tout un bĂątisseur. »

đ Que nous apprend le castor ?
đ BĂątisseur Ă©nergique : En travailleur acharnĂ©, pour pouvoir bĂątir, sa premiĂšre Ă©tape consiste Ă comprendre son environnement pour identifier ce quâil doit maintenir Ă tout prix et ce quâil va devoir faire Ă©voluer. Non, il ne se lance pas tous azimuts, il est dans une logique de ciblage... mettre son Ă©nergie sur ce qui en vaut la peine.
PassĂ© ce constat, sa deuxiĂšme Ă©tape est assez paradoxalement de dĂ©construire partiellement son environnement. Un moment crucial pour obtenir les matĂ©riaux nĂ©cessaires Ă la construction trĂšs mĂ©thodique dâune nouvelle structure propice au dĂ©veloppement du collectif. Avez-vous lâĂąme dâun castor, que vous autorisez-vous Ă dĂ©construire pour reconstruire mĂ©thodiquement ? Comment identifiez-vous ce qui nâa plus lieu dâĂȘtre ? Comment faites-vous de la place pour construire quelque chose de nouveau ? Quelles marges de manĆuvre laissez-vous aux castors qui vous entourent ?
đ Sociable et intelligent : le castor convaincu et lucide cherche avant tout Ă aplanir les diffĂ©rends. Il vit en systĂšme matriarcal. Les agressions sont trĂšs rares, mĂȘme entre familles diffĂ©rentes. Quand tout le monde nâest pas dâaccord, lâintelligence du castor est de savoir Ă©couter les besoins, les intĂ©grer au projet et de bĂątir dessus. Comment faites-vous pour bien collaborer avec vos castors ? Quels sont vos processus de dĂ©cision ? Comment faites-vous appel Ă lâintelligence collective pour avancer avec tous les membres de votre Ă©quipe ?
đ Comme mot de la fin, quel regard de sociologue aimeriez-vous apporter aux black belts ?
« Je suis toujours surprise du dĂ©calage que je vois entre les travaux sociologiques, trĂšs critiques sur le lean management (augmentation de cadences, dĂ©veloppement des troubles musculo-squelettiques, âŠ) et ce que jâentends lorsque je rĂ©alise ces entretiens avec les black belts. Je vois en face de moi des gens qui ont une volontĂ© dâamĂ©liorer le mode de fonctionnement de lâentreprise et la qualitĂ© de travail de leurs collĂšgues. Lâintention initiale est bonne. Ils nâaugmentent pas les cadences ou ne modifient pas les processus par pur plaisir. En ce sens, ils sont une sorte de tampon dans un systĂšme nĂ©o-capitaliste vouĂ© Ă augmenter les gains, faire gagner de lâargent. Ils temporisent et catalysent pour parvenir Ă des changements collectifs, lĂ oĂč ils ne sont pas toujours attendus. En matiĂšre de sociologie, câest une population trĂšs intĂ©ressante Ă Ă©tudier, elle sâinscrit pleinement dans une logique de progression personnelle qui sâaccorde avec les prĂ©occupations de notre sociĂ©tĂ© nĂ©o-libĂ©rale, tout en cherchant, cependant, Ă servir un but commun. »
đ Cet article sur le castor vous a plu ? NâhĂ©sitez pas Ă rĂ©agir et Ă commenter cet article
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