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Coller des post-its et prier pour que le monde change: probablement le meilleur moyen de désengager!

  • Photo du rédacteur: alice langlet
    alice langlet
  • 17 avr. 2023
  • 11 min de lecture

Il y a quelques mois, j’ai travaillé sur un projet de Design consistant à réinventer le train de nuit TGV-INTERCITES. Cette expérience avait cela d’intéressant qu’elle me permettait d’appréhender le sujet avec un mix de Lean et de Design Thinking. J’ai eu envie d’aller à la rencontre de Rémi Rivas, Designer consultant, pour vous faire partager un regard croisé sur ces deux méthodologies pertinentes, mais trop souvent perçues comme des recettes magiques.


📌 Rémi, avant de commencer, qu’est-ce que le Design Thinking ?

“Il s’agit d’une discipline qui a 50-60 ans, donc tout sauf récente ! C’est une approche méthodologique pour formaliser et conduire des projets de conception.

Elle propose des phases, des types de raisonnement et des exercices dont l’objectif est de maximiser les chances de succès d’un projet de création d’un nouveau produit ou d’un nouveau service.


📌 La croyance populaire dans nos grandes organisations aujourd’hui est que le Design Thinking va apporter un effet waouh pour être hyper innovant. Qu’est-ce qu’être innovant aujourd’hui selon toi ?

“Il est souvent plus facile de dire ce que l’innovation n’est pas : ce n’est pas être créatif, ce n’est pas avoir un effet waouh, ce n’est pas une déferlante de moyens, ce n’est pas de la disruption... Ce qui différencie l’innovation de l’invention, c’est l’adoption effective d’un nouveau comportement par une population. L’innovation est la capacité de mettre une idée en contact avec une cohorte de personnes, puis de la voir gagner en popularité et transformer peu à peu les usages, au point de devenir une habitude de vie. Peu importe que l’idée soit « never seen before » ou à la mode.


📌 Que dirais-tu à celles et ceux qui pensent que le Design Thinking est à la mode ?

“Vous avez raison... et vous avez tort ! C’est à la mode parce que tout le monde en parle, mais c’est une méthodologie qui n’a rien de nouveau. Ce qui se passe, c’est que les entreprises ont mis le doigt sur cette démarche, ne la comprennent pas toujours très bien (en grande partie parce que beaucoup de personnes leur vendent du rêve) et en attendent un effet magique révolutionnaire.

Le Design Thinking, tel qu’il est perçu et pratiqué par beaucoup de personnes aujourd’hui pose des problèmes car il est trop souvent résumé au seul exercice de brainstorming. Or, l’idéation n’est qu’une phase parmi d’autres bien plus importantes et que l’on cite rarement.

Aujourd’hui, dans certaines organisations, on assiste presque à une forme de pensée magique que l’on appelle à tort Design Thinking. On met les collaborateurs dans une pièce, on leur donne des post-its en leur disant :« soyez inventifs ». C’est probablement l’une des pires choses à faire. Réaliser un atelier de créativité ou de résolution de problème sans avoir défini en amont les formes de valeurs que l’on cherche à créer, c’est comme faire du Lean sans gemba (tournée terrain) et sans voix du client.

Une autre dérive tout aussi inquiétante, c’est l’absence de retraitement de ce qui sort de ces ateliers. Ce n’est pas parce que vous avez collé des post-its sur un mur que vous avez changé le réel. Après l’idéation, le travail continue : il faut tester, itérer, produire… Les ateliers de créativité sont des points de départ, mais pas des fins en soi. Personne n’a jamais changé le monde avec un atelier de quatre heures !

Dans le Design Thinking, comme le Lean management, faire avec ses mains (ou ses pieds pour le gemba walk) compte autant que réfléchir avec sa tête. C’est une véritable démarche graduelle de conception et d’apprentissages itératifs qui ne saurait se résumer simplement à une série d’ateliers “en chambre”. »


📌 Quels points communs observes-tu entre Design Thinking et Lean management ?

« Ce que je vais dire est à prendre avec du recul car je ne suis pas certifié comme toi en Lean Six Sigma, toutefois, j’échange régulièrement avec des experts du sujet comme mon ami Cécil Dijoux ou toi-même.


📍 Premier principe : partir le plus tôt possible au contact de la réalité pour augmenter drastiquement les chances de succès.

Dans les deux cadres méthodologiques, tout commence par aller vérifier comment les choses se passent vraiment dans la réalité, dépasser le plus rapidement possible les croyances et les a priori sur le fonctionnement du terrain. Dans le cas du Lean, c’est sur la chaîne de production. Dans le cas du Design Thinking, là où le client final va interagir avec le produit ou le service. Cette phase d’observation empirique permet de collecter des données factuelles issues de l’interaction directe avec la réalité. Ironiquement, c’est la phase la plus négligée par les personnes qui veulent aller vite, avec pour éternelle réponse « nous connaissons suffisamment nos clients » 😉.

Design & Lean demandent une bonne dose d’humilité, celle de voir à quel point nous avons une perception totalement foireuse de la réalité. Quiconque ne va pas vérifier pour qui il travaille et ce que vivent les personnes dans l’utilisation de ce qu’il a produit lui-même, n’a aucune chance de taper juste.

📍. Second principe : à chaque étape de la démarche, expliciter les informations en recourant à de nombreux modèles visuels facilement modifiables.

En Lean avec le management visuel, comme en Design, il est nécessaire de construire des modèles visuels sur lesquels les participants aux travaux pourront très rapidement itérer. Nous n’utilisons pas des post-its pour le plaisir, mais parce que c’est pratique à déplacer ! Entre la V1 et la V17 en fin de démarche, il y a souvent un gap énorme. La manipulation de ces modèles de représentation visuelle fait émerger des solutions, et permet à chacun de compléter le point de vue du groupe de façon à converger graduellement vers une compréhension commune de la réalité

📍. Troisième principe : implémenter graduellement la solution retenue à l’aide de nombreux prototypes et de tests intermédiaires, menant à de multiples corrections successives.

Ne croire que les données issues des expériences sans se laisser séduire par ses propres idées. En ce sens, nous cherchons à être rigoureux et à tester des hypothèses avec le moins de biais possibles, presque comme pourraient le faire des scientifiques. »


📌 On s’interroge rarement sur les limites des cadres méthodologiques que nous employons. Quelles seraient les limites du Design Thinking ?

« Quand je rencontre des personnes, par exemple à l’occasion d’une formation au Design Thinking, j’aime commencer par leur demander : Que produisez-vous ? A qui cela sert-il dans l’organisation ? Quel est le critère de succès de votre production ?

Le Design Thinking est au service des humains. Cette démarche vise à changer la perception, à transformer les usages, à créer de la valeur. S’il n’y a pas d’interaction humaine dans le système sur lequel vous intervenez, n’utilisez pas ces méthodes, privilégiez la conception réglée ou le Lean, sous son angle technique d’élimination des gaspillages par exemple.

Une autre limite à ne pas négliger : quand il est utilisé dans un périmètre trop restreint, le Design Thinking finit par ressembler énormément au Lean management en contraignant énormément les solutions potentielles à la sortie. Dans ce cas, le Lean sera plus efficace. Utilisez plutôt le Design Thinking lorsque le cadre est large, que le spectre des solutions imaginables est ouvert. »


📌Aujourd’hui, les enjeux premiers des entreprises ne sont plus forcément de transformer un produit, un service, une partie de leur chaîne de valeur, mais de faire face aux mutations profondes de leurs marchés. Comment transposer les principes du Design pour y répondre sans monter une usine à gaz ?

« La démarche et les outils du Design permettent aux équipes de percevoir la conception de leurs produits comme une interaction continuelle avec leurs clients. Ils invitent les équipes à intégrer systématiquement des cohortes de clients pour collecter des besoins latents, tester des idées, des concepts et des prototypes. A mon sens, cela explique partiellement la popularité grandissante du product management dans les organisations ces dernières années. Historiquement, le Design est une démarche ponctuelle de résolution de problèmes. Le product management, c’est du Design en mode Lean. C’est la gestion de l’évolution continuelle d’un produit ou d’un service dans le temps. »


📌 Effectivement, en commun avec le Design Thinking, le Lean a le souci des exigences critiques des clients et du ciblage permanent sur l’essentiel de la création de valeur. Comment Design Thinking, Agilité et Lean pourraient-il s’articuler pour aller plus loin dans la transformation et la recherche de performance des organisations ?

« Ces dernières années, ces trois disciplines ont le vent en poupe. Pour moi, ce sont trois méthodologies distinctes avec des principes fondamentaux communs et qui s’appliquent à des moments différents d’un projet de conception et de production.

Ces méthodologies ont énormément de complémentarité dans la vie d’une organisation :

✨️ Le Design Thinking est une démarche intentionnelle de conception à employer au moment où rien n’existe, pour se poser la question : que devrait-il y avoir pour réussir ?

✨️ L’agilité permet, une fois le produit / service défini de pouvoir gérer sa production de manière incrémentale pour passer à une phase d’existence d’une première solution avec les mêmes préceptes de conception itérative.

✨️ Le Lean est la solution pour continuer à améliorer en permanence le système en le rendant robuste, stable et optimal, tout en développant des équipes apprenantes autour des concepts d’intelligence collective.

Ces trois méthodologies ne rentrent donc pas du tout en conflit, au contraire ! Chacune gère simplement un moment différent de la vie d’un nouveau produit ou d’un nouveau service. »


📌 Quels sont les prérequis pour que cela fonctionne vraiment et évite le bullshit avec ces méthodes ?

« Ils sont nombreux. L’écueil principal auquel toi et moi en Lean, comme en Design Thinking faisons face, ce sont les personnes qui font comme si elles voulaient utiliser ces méthodes alors qu’elles ne le font pas. Ce sont les gens qui veulent dire qu’ils font du Design Thinking ou du Lean, mais qui ne sont pas prêts à changer leurs façons de faire. Ils veulent en faire en chambre, loin de la ligne de production, loin du terrain, loin de là où le client a l’usage réel de ce qu’ils produisent.

Nous ne sommes pas des livreurs de slides. Designers comme Lean Managers, nous sommes des « creative problem solver » au contact du terrain et de la réalité. Nous sommes des fauteurs de trouble pour ces organisations. Je conçois des choses qui n’existent pas pour changer l’existant et toi tu passes ton temps à aller voir ceux qui produisent ces choses pour leur dire qu’ils pourraient faire très différemment et changer leur manière de travailler. Les gens n’aiment pas ça ! Être Designer et Lean manager nécessite d’être prêt à accepter les réactions humaines face à la déstabilisation que l’on apporte, gérer les refus, les écueils. Cela demande d’avoir une bonne dose de courage, de l’humilité, surtout un sponsor qui se mouille.


Les prérequis ultimes en Lean comme en Design Thinking sont :

🧨 Avoir le bon allié dans la gouvernance stratégique avec le bon niveau de représentation.

🧨 Bien formaliser les objectifs stratégiques de succès. Dans nos deux domaines, il faut un objectif stratégique de sortie, à relier avec un comportement (pour le Design) à une opportunité de création de valeur (pour le Lean) et de savoir comment mesurer le succès.

🧨 Construire réellement ce que l’on aura imaginé et intégrer les producteurs dès le début. Il n’y a rien de pire que de faire des ateliers post-it avec une petite assemblée qui n’est pas/peu concernée par la production et d’aller voir ensuite les producteurs en leur expliquant ce qu’ils doivent faire alors que l’on ne connaît pas leur métier.

🧨 Interroger le client. Je ne sais pas si c’est une caractéristique française, parfois il faut beaucoup de validations hiérarchiques pour oser aller à la rencontre de ceux pour qui nous produisons. Sans ces échanges, le produit de sortie sera totalement hors-sol et décorrélé des besoins réels, il ne rencontrera pas son public. Ce niveau de contrôle qui empêche d’avoir des rapports humains et de simplement poser des questions au département d’à côté ou aux utilisateurs de vos produits / services mène à de réels échecs.”


📌 Quel animal-totem représenterait le mieux le Designer - creative problem solver que tu es ?

« La question n’est pas simple ^_^ …. Après réflexion, je pense que je suis un Marsupilami. C’est un animal profondément sociable, qui va vers les autres et cherche à créer du lien. A travers l’observation de son nid, on comprend qu’il a des connaissances dans l’architecture et la construction de systèmes. De l’extérieur, il peut sembler étrange avec sa couleur jaune criarde tachetée, c’est un créatif ! Les autres le regardent avec curiosité, il détonne dans le paysage, tout en étant fondamentalement pacifique avec un contact relationnel facile. Le marsupilami est un bidouilleur hors-norme, il prend tout ce qu’il trouve sous la main pour fabriquer de nouvelles choses, comme un Designer. »



👣 Que nous apprend le Marsupilami ? 👣


👣 60 ans : c’est l’âge du marsupilami comme du Design Thinking. Les effets de mode peuvent nous laisser à penser que ce qui est branché est récent, pas du tout ! Face à l’excitation de nouveaux projets, de nouveaux défis avez-vous tendance à prendre un bout de méthodologie par-ci, par-là de ce qui est à la mode dans votre entreprise ? Attention au déploiement des outils pour les outils, sans en maîtriser les tenants, les aboutissants et sans le corréler à un but. Pour que cela s’inscrive dans la durée, utilisez-vous le Design Thinking et le Lean au service d’une intention préalablement définie ?


👣 Synthèse créative : Le Marsupilami "est une synthèse incroyable de diverses espèces", qui "cumule le primitif et le très évolué", résume la vétérinaire Marie-Claude Bomsel, qui a participé à l'exposition "Le monde de Franquin" en 2004 à la Cité des Sciences à Paris. "Il a le comportement d'un marsupial comme le kangourou", "fait des nids dans les arbres comme les gorilles", est "amphibie comme les mammifères marins", "a le pelage du félin" et "l'intelligence des grands singes". Comment abordez-vous la notion d’innovation et de co-création avec vos équipes ? Etes-vous plutôt du genre à vous enfermer 4h avec des post-it multicolores et des bonbons pour sortir une idée « never seen before » comme dit Rémi ? Ou au contraire, commencez-vous par aller sur le terrain à la rencontre de vos clients et de vos opérateurs pour identifier les pépites à étudier, assembler, twister, tester, améliorer ?


👣 Outil ludique de vulgarisation, telle est la façon dont Alain Quintart, parrain scientifique du Marsupilami, décrivait l’animal. En effet, le personnage a permis de vulgariser le monde animal et la défense de l'Amazonie, menacée par la déforestation, la palombie étant une jungle imaginaire localisée au Brésil. Quand vous utilisez le Design Thinking et le Lean management avec des néophytes comment abordez-vous ces méthodes pour qu’elles restent simples, sans les réduire de manière simpliste à des ateliers fun qui font retomber en enfance à coup d’icebreakers déjantés et de management par le sucre ?


👣 Houba Houba : son langage en onomatopées n’est pas sans rappeler les nombreux acronymes, anglicismes et autres abus de mots japonais non maîtrisés, en réalité propres au Design et au Lean. Comment vous assurez-vous de comprendre la même chose du langage que vous employez avec les participants de vos projets ? Votre langage est-il réellement commun et parfaitement explicite pour tous ? Comment vérifiez-vous que vous vous êtes bien compris avec vos collègues, avec vos clients ?


📌 Rémi, un mot pour la fin ? Qu’aurais-tu envie de dire à quelqu’un qui est tenté de se lancer dans l’utilisation de ces méthodes afin de réussir à créer de la valeur et faire la différence ?

« Faites attention car le Design Thinking change la vie. Soyez conscient que ça va vous transformer.

😃 A partir du moment où vous entreprenez tout ce que vous faites avec les questions : “Qui cela va-t-il aider et à accomplir quoi ?”, vous allez vous rendre compte de tout ce que vous faisiez d’inutile ! Cela vous donnera un nouveau standard, un nouveau prisme pour décider de vous impliquer ou non dans chacun des projets qui se présente à vous.

😃 C’est extraordinairement gratifiant. Introduire une relation permanente entre les bénéficiaires d’un système et les gens qui le conçoivent et le produisent, expliciter continuellement les retours des expériences utilisateurs, leurs feedbacks sur motive les équipes. Cette démarche de de facilitation de la vie de nos clients est génératrice de sens, et change profondément la mentalité de celles et ceux qui travaillent avec vous.»


📌 Dirais-tu que c’est également une façon d’engager et de motiver les collaborateurs dans un projet de transformation.

« Tout à fait et en même temps, il n’y a rien de pire qu’un atelier post-it de 4 heures duquel rien ne ressortira pour démotiver les équipes. Nous ne sommes pas là pour prendre du temps aux collaborateurs en leur faisant coller des post-it avant que chacun rentre chez soi. Tout ce qu’ils retiendront, c’est qu’aucune valeur n’a été créée. Si vous retenez que le Design Thinking, comme le Lean, c’est faire des ateliers de co-construction et des brainstormings, vous n’avez rien compris et vous désengagez activement vos équipes. Ça marche super bien si vous le faites correctement et que vous prenez le temps d’appliquer la démarche dans sa totalité, de la recherche aux tests utilisateurs. A mon sens, tout cela n’a de la valeur que si vous le faites complètement, »


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